Dans sa mémoire, le souvenir est précis. Elle a 4 ou 5 ans, sa mère est en train de l'aider à s'habiller, et elle se dit: "Quand je serai grande, je vais être comme ma maman; elle est tellement belle et élégante." Longtemps, elle a admiré sa mère, n'avait de modèle que cette femme dont elle ignorait tout hormis sa façon de s'occuper de sa petite fille.
Puis elle a grandi. Jeune adolescente, son envie de contester était grande, son audace timide. Sa mère l'agaçait, mais il fallait bien avouer qu'elle avait souvent raison. Ni l'une ni l'autre ne s'opposait vraiment à leurs désirs respectifs. C'était bien parfois un peu pesant, mais tellement confortable. Elle avait bien vu ses frères et soeurs aller à la castagne, mais qu'en avaient-ils retiré d'autre que des frustrations? Des punitions, des opprobres... Elle ne combattait pas, ou plutôt réservait ses désaccords à des pages d'écriture, un journal, des vers, à tous ces pis-aller à la parole, qui nourrissaient néanmoins son besoin inextinguible d'exprimer et donnaient à son âme l'occasion d'exister dans le clair-obscur de sa jeune vie.
Un peu plus tard, les contrôles, les goûts, les envies, les humeurs, les comportements, tout chez sa mère l'agaçait. Elle ne l'affrontait pas directement, c'était une époque où l'on n'allait pas, ou peu, à l'échange frontal. Elle vivait sa propre vie, entre amis, livres et pages blanches, une vie qu'elle ne laissait pas soupçonner à sa famille. Elle construisait son propre monde, à mille lieues, pensait-elle, des diktats et principes maternels.
Puis, devenant mère à son tour, elle écoutait quelques conseils pratiques de sa mère mais se disait qu'elle serait, elle, une mère bien différente, qu'elle donnerait à son enfant toutes les chances qu'elle n'avaient pas eues. Son écoute serait autre, ses valeurs éloignées de celles qu'elle avait reçues, elle ne ferait pas les mêmes erreurs. Et puis, c'était une autre époque, les principes avaient vieillis, les moeurs aussi. Françoise Dolto était passée par là, son enfant ne serait pas une chose que l'on dresse vaille que vaille mais une personne à part entière.
Son enfant, ses enfants ont grandi, la vie a planté ses petits et grands chaos sur son chemin et les leurs. Sa parole avait été baillonnée, leurs langues étaient déliées, leurs jugements adolescents implacables, elle avait fait de son mieux, que s'était-il passé?
Dans les tumultes de sa vie, des livres ont semé de petits cailloux qui ont changé son regard, tout n'est pas aussi lisse que sa mère semblait le montrer, elle a cherché à comprendre, s'est fait aider par ceux qui savent, les professionnels, les guides, les sages. Dans une pièce à deux miroirs qui se font face, si elle ne voit pas encore de cheveux blancs, elle peut se voir au premier plan, et derrière une infinité d'elle-même, de plus en plus indistincts. C'est là qu'elle cherche. Si la silhouette est différente, elle voit des traits communs avec sa mère, quelque chose d'imperceptible et dérangeant, quelque chose d'identique.
Alors, elle voit qu'elle n'a pas hérité que de ses yeux. Les mémoires de sa mère, ses envies, ses principes, ses comportements ont insensiblement déteint sur elle. Elle en a fait autre chose bien sûr, mais finalement est-ce si différent? En creusant dans ses propres blessures, elle a trouvé aussi celles de sa mère, et cette connaissance-là lui révèle l'indulgence.
Après les tempêtes, après les silences, après les désordres, vient la paix avec celle qui lui a offert la vie. Et cette vie qui s'agite en elle et au-dehors, elle s'extirpe de ce vieux corps fatigué. Elle va partir, elle se disent leur amour, elle part, Maman, la voilà tout à coup orpheline.
Un jour viendra...elle aussi...ses enfants sont adultes, ils jugent encore souvent, ce n'est pas grave, eux aussi comprendront, un jour, peut-être, ou pas. Dans son lit, le soir, elle se dit que l'amour qu'elle leur porte, cet amour entier et maladroit, est son bien et son cadeau le plus précieux. Comme sa mère avant elle.
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